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Futuwa

Gérard GALTIER, « La Futûwa ou compagnonnage arabo-musulman »

 

Paru dans « Les Cahiers de lʼAilleurs », n° 5, septembre 2014, pp. 109-122. La « Futûwa » ou compagnonnage arabo-musulman. Gérard Galtier ©

Chaque fois que l'on étudie les anciennes civilisations urbaines, on constate que l'artisanat a été lié à des organisations corporatives de métier et très souvent aussi à des rites de passage que l'on peut considérer comme des initiations. Ce fut le cas dans l'ancienne civilisation romaine où il existait une organisation des métiers sous le patronage du dieu Janus. Ce fut aussi le cas au début de la civilisation arabo-musulmane, avec le compagnonnage de la « Futûwa ». L’on ne sait pas s'il y eut des liens directs entre la Futûwa et le Compagnonnage occidental et la Franc-Maçonnerie. Mais il y a en tout cas des analogies qui sont intéressantes à connaître.

La Futûwa est une forme d'organisation des métiers artisanaux qui se développe au début de l'Islam, notamment dans les grandes villes du Proche-Orient. Elle apparaît comme une nécessité sociale dans la nouvelle société, née de la conquête arabe. Elle est sans doute issue de traditions pré- islamiques ; mais elle va se donner un patronage musulman pour s'insérer dans le nouveau système idéologique. La Futûwa, espèce de chevalerie du travail, est tout à la fois un système d'apprentissage du métier, d'entraide et d'initiation.

 

Les rivalités du début de l'Islam

Au début de l'Islam et après la mort du prophète Mahomet (570-632), deux courants apparurent, qui se disputèrent sa succession :

— D'une part, un courant plutôt légaliste, et arabe, qui se réclamait des califes Abou Bakr, Omar et Ousmane, et de leurs successeurs, les Omeyyades, puis les Abbassides. C'est ce courant qui a donné le Sunnisme, qui constitue l'Islam majoritaire actuel. Il s'agit d'un courant possédant des aspects à Les cahiers de l’ailleurs 2 la fois pragmatiques et littéralistes. On distingue quatre principales écoles théologico-juridiques dans le Sunnisme : le Hanbalisme (la plus dogmatique), le Malikisme, le Chaféisme et le Hanafisme (plus ouverte et libérale que les trois autres écoles).

— D'autre part, un courant plus mystique, qui se réclamait d'Ali et de ses successeurs (Ali étant à la fois le cousin et le gendre de Mahomet). C'est le Chiisme. À ce second courant se rallièrent des contestataires, d'origines très diverses : musulmans d'origine non-arabe, milieux qui se sentaient opprimés pour différentes raisons (par exemple, paysans et artisans), etc. De plus, certaines formes de spiritualité pré-islamique (d’origine grecque ou persane) se réfugièrent dans le courant chiite. C'est du courant chiite primitif (se réclamant d'Ali) que sont issus les Chiites officiels actuels (d'Iran, d’Irak et du Liban), les Ismaéliens (dirigés par l'Aga Khan), les Druzes du Liban, les Alévis de Turquie et les Alaouites de Syrie (ou Noçayris). On peut aussi considérer le soufisme comme un des moyens de continuation du Chiisme primitif, au moment de la victoire totale du Sunnisme.

 

Les Fatimides

À l’intérieur du monde musulman, c’est clairement le Sunnisme qui l’a emporté. Le Chiisme n’a vraiment triomphé qu’en Iran. Quant à l’Ismaélisme et les courants apparentés, ils sont devenus très minoritaires. Cependant, il faut mentionner une victoire temporaire de l’Ismaélisme avec la dynastie égyptienne des califes fatimides du Caire (969 - 1171), qui se disaient descendants d’Ali et de Fatima, son épouse (fille de Mahomet).

Il y eut un premier royaume fatimide en Tunisie en 909. Puis les Fatimides, qui voulaient conquérir tout le monde musulman, réussirent à s’emparer de l’Égypte. Le règne de ces souverains ismaéliens fut une époque très brillante, à la fois tolérante et féconde du point de vue artistique : c’est ainsi que les représentations humaines furent permises. Les Fatimides encouragèrent le développement des corporations artisanales, et ils reconnurent officiellement leurs franchises et leur La « Futûwa » 3 autonomie judiciaire. C’est durant la même période que fut fondée l'université al-Azhar du Caire.

Cependant, par la suite, Saladin (1138-1193), un sunnite orthodoxe qui fut victorieux des Fatimides combattit les corporations artisanales (à l'époque de la troisième croisade).

 

Le saint-patron, Salmân al-Farisî

L'un des principaux saints-patrons de la Futûwa est Salmân al-Farisî (Salmân le Persan). D'après certaines traditions, la Futûwa fut introduite dans la société musulmane par Salmân al-Farisî lui-même. C’était le barbier de Mahomet et l'un de ses principaux compagnons. On dit que Salmân (qui était d’origine persane) fut le premier non-Arabe à se convertir à l'Islam. Avant de devenir un disciple de Mahomet, Salmân al Farisî qui serait né dans une famille mazdéenne aurait été chrétien nestorien pendant un moment. Après la mort du prophète, Salmân prit nettement parti contre les califes sunnites, Abou Bakr, Omar et Ousmane, pour soutenir le parti d'Ali.

Par ailleurs, en plus de barbier, Salmân était aussi un circonciseur, et il faut se rappeler que dans de nombreuses anciennes civilisations, la circoncision faisait partie de l'initiation. Son homonymie avec Salomon est assez étonnante. Il est possible qu'au niveau mythique les deux personnages se soient confondus. Notamment dans le rôle de « maître initiateur » et de « maître des sciences secrètes ». En persan, Salmân al-Farisî est appelé « Salmân Pak », c’est-à-dire Salmân le Pur.

Selon Louis Massignon, c’est Salmân qui serait à la base de la Futûwa qu’il aurait fondé en Irak dans la ville de Madaïn. Cette ville (à 32 km de Bagdad) était la capitale de l'empire perse sassanide. Elle fut prise par les armées arabes en 636 (trois ans après la mort de Mahomet). Madaïn est la première grande métropole civilisée qui a été conquise par l'Islam. La tombe de Salmân al-Farisî est située dans cette cité et constitue jusqu'à l'heure actuelle un lieu de pèlerinage très fréquenté.

Salmân al-Farisî remplit un rôle fondamental dans la tradition ésotérique arabo-musulmane. Il est le patron des artisans et c'est lui qui a permis aux anciennes initiations secrètes de métiers d'être intégrées dans la nouvelle société musulmane. De plus, Salmân est l'une des figures centrales de l'Ismaélisme et des autres groupes « bâtinites » (ésotériques). Salmân était particulièrement vénéré par la célèbre secte ismaélienne des Qarmates qui tenta aux Xe et XIe siècles d'instaurer une sorte de communisme initiatique dans l'île de Bahrein. Chez les Druzes, il est considéré comme l'une des incarnations de Hamza, le principal message divin (qui apparut aussi sous la forme de Jéthro, le beau-père de Moïse, de Pythagore ou de Lazare).

Chez les Alaouites de Syrie (ou Noçayris), Salmân correspond à l'une des manifestations du Bâb (la Porte ou l'Initiateur), l'un des trois aspects de la Triade divine qui s'est incarnée sept fois. Cette Triade des Noçayris de Syrie est symbolisée par les trois lettres arabes Ayn, Mîm et Sîn. Ayn représente Ali (l'imam caché) ; Mîm représente Mahomet (le prophète manifesté) ; Sîn représente Salmân (l'initiateur, celui qui met en relation). Par ailleurs, Ali correspond au ciel, Mahomet au soleil, et Salmân à la lune. Chez les Noçayris et dans certains autres groupes initiatiques, Salmân est assimilé à l'archange Gabriel (Djibril en arabe). Il aurait été alors l'inspirateur secret du Coran. Du reste, dans la Kabbale, la Lune est souvent considérée comme la planète de l'archange Gabriel, tandis que dans le Proche-Orient ancien le dieu-lune s'appelait Sîn. Notons aussi que bien souvent (par exemple, chez les Alévis de Turquie), Salmân est symbolisé par le Coq.

En fait, tellement de mythes se sont attachés à la personne de Salmân qu’il est devenu très difficile de savoir ce qu’il fut réellement d’un simple point de vue historique.

 

L’origine du mot « Futûwa »

La « Futûwa » est la vertu du chevalier, du héros. Celui-ci se nomme « fatâ » (pl. fityân) en arabe (« yigit » en turc et « jowanmard » en persan). Le prototype même du « fatâ » fut Ali, gendre de Mahomet et 4e calife de l'Islam. En arabe, « futûwa » s'oppose à « murûwa » (conduite posée de l'homme mûr, honorabilité mondaine). À l'origine, le terme de « Futûwa » désignait des groupes de jeunes gens solidaires et il en est arrivé à être utilisé pour des associations d’hommes La « Futûwa » 5 solidaires dans le même métier. En quelque sorte, la « Futûwa » veut dire « Chevalerie » ou « Compagnonnage » ; et par extension « Chevalerie du travail » ou « Compagnonnage de métier ».

Il faut noter que la Futûwa est un phénomène urbain. Les métiers qu'elle regroupe sont des métiers artisanaux urbains. Selon les textes, on cite 17 (le plus souvent), 33, 51 ou 57 corporations qui auraient été fondées par Salmân (mais cela est sans doute un mythe forgé plus tard). Il s'agit de corporations telles que : barbiers (les « hallâqin », la corporation de Salmân lui-même) ; messagers ; muezzins ; écrivains ; porte-étendards ; chirurgiens ; porteurs ; palefreniers ; bouchers ; cordonniers ; selliers ; boulangers ; lutteurs ; tisserands ; patrons de navire ; maréchaux-ferrands ; orfèvres ; etc. En fait, les métiers catalogués dans la Futûwa sont souvent des métiers de fournisseurs de service pour la nouvelle aristocratie qui avait pris le pouvoir lors de la conquête arabe. (Par ailleurs, Salmân est parfois remplacé par Ali, comme saint-patron de la corporation.)

 

Les corporations au début de la civilisation musulmane

Différents éléments peuvent expliquer l’importance que prirent les corporations artisanales dans le monde arabo-musulman.

À l'origine, l'Islam dut procurer un statut à certains minoritaires religieux (essentiellement chrétiens et juifs) que ses conquêtes firent entrer dans sa mouvance, et dont on toléra qu’ils ne se convertissent pas car ils étaient considérés comme « Gens du Livre ». Ainsi, il y eut des pactes permettant d'intégrer des chrétiens et des juifs dans l'État musulman, moyennant paiement d'un tribut (« Sahîfa » de Médine avec des juifs, « Mubâhala » du Najrân avec des chrétiens). Ce fut là l'origine des « Dhimmi » (protégés). Or ces chrétiens et ces juifs étaient très souvent des artisans : orfèvres, tisserands, etc. Ces pactes possèdent des aspects économiques, en ce qu'il était question du « juste prix » à payer, ou de la valeur relative de l'or et de l'argent (1 / 10). Notons que, par la suite, dans la société musulmane, l’idée du juste prix et de la légitimité du travail rémunéré ont toujours été des idées fondamentales.

Par ailleurs, de nombreux métiers étaient considérés comme impurs et excluaient leurs détenteurs de certains rôles dans la société musulmane, notamment en ce qui concerne la religion ou les questions juridiques. Parmi ces métiers considérés comme impurs, citons les changeurs de monnaie, les artistes, les tanneurs et cordonniers, les barbiers, les bouchers, les chirurgiens, etc. Les praticiens de ces métiers devaient donc avoir un statut spécial. L'initiation à la Futûwa allait permettre de les purifier ; de telle sorte que leur activité devenait sans danger. Il est intéressant de remarquer ici que Salmân était justement un barbier (métier considéré comme impur).

Dans les États connaissant une division en classes sociales, les groupes dirigeants ont tendance à dévaloriser le travail manuel, afin de mieux l'exploiter. Cela est encore plus vrai dans les États nés d'une conquête militaire effectuée par des nomades : les petits producteurs sédentaires (paysans et artisans) y deviennent forcément des classes soumises. De plus, dans les États musulmans, il s'était formé une classe dont on peut dire littéralement qu'elle faisait la loi : la classe des « jurisconsultes », spécialistes du droit musulman. En langue arabe, ce sont les « fuqahâ » (« faqih » au singulier), spécialistes du « fiqh » (droit islamique).

Il a donc fallu des efforts conscients de la part des artisans des villes conquises du Proche-Orient pour qu’ils trouvent un statut honorable dans la nouvelle société musulmane. La solution a été de dire que le travail pratique avait une finalité spirituelle. Et il est probable que pour cela, la Futûwa se soucha sur des initiations artisanales plus anciennes, qui furent habillées de références musulmanes (tout comme le Compagnonnage et la Franc-Maçonnerie se sont revêtus d’un manteau biblique).

Les formes de gouvernement indirect furent une obligation dans ces vastes empires qu’étaient les premiers États musulmans, et l'Islam fut bien obligé de s'accommoder de situations nouvelles qui ne correspondaient pas à ce qui existait à Médine ou à La Mecque du temps de Mahomet. Aussi, les corporations en vinrent plus tard à perdre l'aspect contestataire qu'elles avaient montré à l'origine et elles devinrent souvent des organisations économiques reconnues officiellement par les gouvernements. C’était bien sûr l’intérêt des gouvernements musulmans de composer avec les structures économiques existantes plutôt que d’essayer de les détruire.

 

Quelques caractéristiques de la Futûwa

Dans la Futûwa, il existait des éléments initiatiques et spirituels importants liés à la pratique du métier. Il existait aussi différents grades qui font penser à la trilogie « apprenti, compagnon, maître » bien connue en France. Lors de l’initiation, il y avait plusieurs étapes :

— On récitait des invocations à Dieu, à Mahomet, à Ali, à Salmân, etc.

— On donnait au nouvel initié une ceinture possédant un nombre déterminé de nœuds. Cette ceinture est le signe distinctif de l’initié. Chaque nœud peut correspondre à une prière ou à une pratique (par exemple, une invocation à l'ange Gabriel, à Mahomet, à Ali ou à Salmân).

— On prêtait un serment.

— Le nouvel initié absorbait une coupe d'eau salée, et des agapes étaient servies (c’est le « partage du sel »).

— On faisait un exposé de l’histoire mythique de la corporation depuis Adam (premier initié mythique à la Futûwa).

— Le maître transmettait sa « baraka » par son souffle, sa salive ou en serrant la main.

— On enseignait une manière particulière de s'embrasser (sur l'épaule, le front, la poitrine, etc.).

Notons qu’il est arrivé que des femmes soient initiées à la Futûwa ; parfois aussi des non-musulmans. Mais, en principe, lorsque l’on parle de Futûwa, celle-ci s’intègre dans un cadre musulman.

 

Les « catéchismes » ou dialogues d’instruction

Une autre caractéristique de la Futûwa est que les rites d'initiation et de réception se faisaient avec des catéchismes ou dialogues d'instruction (en arabe, turc ou persan). Ils fleurissent au XVe siècle, mais on en possède de plus anciens qui remontent au XIIIe siècle. Voilà un exemple de quelques phrases tirées de l’un de ces catéchismes :

— « Connais-tu la voie ? »

— « Oui, c'est celle que m'a ouverte mon cheikh. »

— « Combien de nœuds à ta ceinture ? » — « Quatre : Djibril, Mahomet, Ali et Salmân. »

— « Avec quoi as-tu compris l’art ? »

— « Avec le consentement de Dieu, le consentement de mon maître et avec l’indulgence des membres de la Tariqa. »

Notons que ces catéchismes, qui font bien sûr penser aux rituels d'instruction de la Franc-Maçonnerie, sont des éléments que l’on trouve aussi dans les religions druze et noçayri.

 

Futûwa et Sabéens de Harrân

Il est probable que certains des éléments de la Futûwa proviennent de traditions pré-islamiques, en particulier celles des Sabéens de Harrân. Les Sabéens (qui vivaient dans la région de Harrân, dans l'actuelle Turquie orientale) étaient des métallurgistes spécialisés notamment dans le travail du cuivre. Ils possédaient des traditions initiatiques qui les rattachaient aux anciens cultes du Proche-Orient et d’Alexandrie. Notons qu'ils honoraient particulièrement Agathodaimon et Hermès qu'ils assimilaient à Seth et Hénoch de la Bible.

Le dernier temple sabéen de Harrân (consacré à Sîn, le dieu-lune) fut détruit au XIe siècle, lorsque la suzeraineté des seljoukides sunnites remplaça celle des califes fatimides. Les traditions des Sabéens de Harrân avaient néanmoins été recueillies par certains groupes ismaéliens tels que les « Ikhwân al-Çafâ » (ou Frères de la Pureté) et elles furent retransmises au compagnonnage arabe de la Futûwa.

D'après une description de l'époque (rapportée par l’islamologue Yves Marquet), les Harrâniens pratiquaient des rites initiatiques où l'on sacrifiait un coq et où le candidat paraissait nu, était interrogé et mis à l'épreuve. À la suite de quoi, le grand prêtre « faisait revêtir au nouvel initié des vêtements blancs neufs […] lui ceignait la taille d'un foulard et lui offrait un déjeuner de sel auquel il donnait une forme triangulaire ». Description qui rappelle étonnamment les cérémonies tant de la Futûwa que de la Franc-Maçonnerie.

Enfin, il est important de signaler que, dans certains récits sur la vie de Salmân al-Farisî (lié par ailleurs au Sîn), il est dit qu’il alla étudier entre autres endroits dans la région de Harrân.

 

La Futûwa d’État du calife Al-Nasir

En plus de la Futûwa artisanale, il y eut une Futûwa officielle qui fut développée par le calife abbasside de Bagdad, Al-Nasir (1180-1225). Ce souverain eut le projet de fédérer et d’organiser toutes les associations de Futûwa et d’en faire une gigantesque organisation, avec comme but de rendre sa puissance à l’Islam. Il se fit initier lui-même et il fit conférer des initiations à la Futûwa aux grands personnages de l’État (diplomates, vizirs, etc.). Cette Futûwa se répandit en Syrie et en Égypte. Son but était de se libérer de la tutelle des Turcs seljoukides. Il organisa ainsi une sorte de vaste francmaçonnerie dont les membres se trouvaient liés dans un système hiérarchisé par un idéal commun d'assistance fraternelle et de pureté morale. On respectait le cérémonial traditionnel avec l’absorption d’une coupe d’eau salée, et l’adoption d’un costume particulier avec pantalon et ceinture. Cependant, ce système fut abandonné par ses successeurs.

 

L’évolution ultérieure des corporations

 

Après le XIIIe siècle, il y eut encore un grand développement des organisations d’artisans dans l’ensemble du monde musulman, notamment en Iran et en Turquie. Dans ce dernier pays, on remarque du reste une grande influence de la Futûwa sur l'ordre des Bektashis.

Cependant, dans les pays arabes, la Futûwa semble avoir été remplacée par les confréries soufies, pour ce qui est de la pratique spirituelle : des confréries soufies qui ne sont pas liées à un métier particulier, même si les membres sont souvent des artisans. Parallèlement, il y eut un développement et une continuation des corporations de métier ; mais avec un aspect moins religieux et un but essentiellement professionnel.

Il faut dire que les corporations de métier étaient devenues des organisations semi-officielles, et qu'en même temps les populations urbaines des pays arabes étaient généralement devenues sunnites au détriment du Chiisme.

Dans ces milieux, la Futûwa artisanale s’est ainsi transformée en de simples corporations de métier. Celles-ci subsistèrent jusqu’au début du XXe siècle. C'est alors qu'est apparu le syndicalisme moderne qui a fait rentrer dans l'ombre les derniers vestiges des anciennes institutions artisanales.

 

Futûwa et soufisme

Au fur et à mesure que les corporations de métier s’intégraient dans le système officiel, il y eut une tendance à ce que le côté spirituel de la Futûwa s’autonomise par rapport à son côté opératif. Cela donna naissance à des formes de soufisme appelées indûment « Futûwa », mais qui sont purement religieuses et ont perdu tout fondement artisanal. Il s’est créé ainsi une réelle confusion entre le soufisme et la Futûwa authentique. Il est probable que cette dernière soit apparue comme suspecte aux yeux des autorités sunnites, qui la voyait comme trop lié au Chiisme. On s'est donc évertué à gommer l'aspect concret et pratique de la Futûwa, et à la ramener dans l’orthodoxie religieuse.

Mais il est vrai aussi que Futûwa et soufisme sont parfois difficiles à distinguer. En effet, le milieu social est souvent le même (les artisans). L’on trouve aussi de nombreux éléments communs ; par exemple, l’importance de la chaîne initiatique (« isnâd ») avec des diplômes et une filiation remontant jusqu'au fondateur. Dans ces chaînes initiatiques, les trois premiers personnages sont généralement Mahomet, Ali et Salmân al-Farisî (mais il arrive aussi que dans les chaînes des confréries soufies sunnites les noms d’Ali et de Salmân aient disparu).

Il existe en tout cas des différences importantes entre le soufisme et la Futûwa des origines, dans la façon dont est envisagée la vie pratique. Pour la Futûwa, il est important de gagner la vie de ses mains (le « kasb »), alors que le soufisme prêche souvent le dénuement (le « faqr », qui est une morale de pauvreté). De même, bien des soufis vont considérer que les actions ou les œuvres ne doivent avoir aucune récompense terrestre et matérielle, et que celles-ci doivent être seulement une application de la vérité divine.

Enfin, il est important de noter que le soufisme est apparu après la Futûwa et non l'inverse (ainsi que le disent aussi bien Ibn Khaldun que Louis Massignon). Le soufisme serait donc issu de la Futûwa ; il aurait gardé son cadre institutionnel, accentué son côté mystique, mais avec une suppression totale de tout le volet opératif.

 

Conclusion : Futûwa et hermétisme archaïque

Lorsque l’on considère l’ensemble du phénomène de la Futûwa sur la longue durée, l’on peut se demander si celle-ci ne fut pas une survivance de la tradition hermétique du ProcheOrient, remontant aux anciens artisans-magiciens (tels que les démiurges de la Grèce archaïque). Comme on le sait, la caractéristique de l’hermétisme est de lier la réalisation spirituelle au travail pratique sur la matière. L’hermétisme est une doctrine moniste et immanentiste, qui propose à l’homme de continuer l’œuvre de construction de l’architecte divin. C’est ainsi que l’hermétiste exerce souvent un métier créatif d’artisan et il a forcément les pieds sur terre (ce qui n’est pas le cas du gnostique dualiste, qui prétend se libérer des attaches terrestres). Quant à l’alchimiste, il faut le considérer comme un extrémiste de l’hermétisme.

La Futûwa semble être largement liée à la cité de Harrân, cette ville extraordinaire dont les habitants (les Sabéens) fournirent à la nouvelle société musulmane la plupart de ses savants et assurèrent la traduction de la science grecque en langue arabe. Hermès était particulièrement vénéré à Harrân, et Salmân al-Farisî, le saint-patron de la Futûwa, est en quelque sorte son continuateur. Il s’agit vraiment là de l’initiateur, du messager, de l’intercesseur entre deux mondes, et aussi de l’artisan créateur.

Mais on peut comprendre que la Futûwa tout comme le personnage de Salmân cadraient mal avec l’islam officiel et notamment l’islam sunnite littéraliste. C’est ainsi que la Futûwa des origines (qui avait tenté de s’insérer dans la nouvelle société musulmane) en vint à disparaître en se scindant en deux branches distinctes : d’une part des corporations de métier bien intégrées dans le système social dominant ; d’autre part des confréries soufies, certes mystiques mais ne remettant pas en cause l’orthodoxie religieuse.

Il reste à se poser la question des ressemblances qu’a la Futûwa avec la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage occidental. Il est difficile d’imaginer que ces ressemblances proviennent seulement des mécanismes spontanés de la psyché humaine qui serait censée apporter les mêmes réponses à des situations similaires. Il est probable qu’il y a eu des contacts ou une origine commune, qui remontent à d’anciens artisans itinérants. Mais nul ne sait s’il s’agit des Tuatha dé Danann de l’ancienne Irlande, des prêtres-maçons constructeurs du temple de Salomon (selon Marsha Keith Schuchard), des anciens forgerons d’Anatolie et de la mer Égée, des Sabéens de Harrân qui avaient conservé fidèlement les héritages techniques et spirituels de l’Antiquité, ou bien encore des compagnons bâtisseurs qui œuvrèrent à travers l’espace méditerranéen à l’époque des croisades et des templiers…

 

 

Annexes

Le vocabulaire arabe de la Futûwa

 

Noms des grades

1.      1.   — Apprenti : muta'allim.

    — Aspirant, disciple, novice : murid.

    — Débutant, apprenti, novice : mubtadi.

2.       2. — Ouvrier, compagnon, artisan : sâni' ; çunna'.

    — Frères : ikhwan.

    — Compagnon : rafiq.

    — Vicaire, contremaître, lieutenant : khâlîfa ; moqadem.


3.  — Maître ou chef de corporation : 'arif ; amîn ; shaykh (pir en persan ; bir quelquefois en arabe).

    — Maître d'œuvre, maître accompli : ustâdh.

    — Maître enseignant : mu'allim.

    — Seigneur, patron : mawlay.

 

Autres termes

— Corporation : çinf (pl. açnâf).

— Pactes initiatiques, chartes des corporations de métier ou « coutumiers » : dustûr.

— Chaîne initiatique : silsila ; isnâd.

— Cérémonie d’initiation : shadd.

— Compagnonnage (en turc) : âhîlik (membre d'une corporation : akhi)

— Voie ou confrérie soufie : tariqa (pl. turuq).

 

 

Bibliographie

 

Jean-Marc ARACTINGI et Christian LOCHON, Secrets initiatiques en Islam et rituels maçonniques, éd. L’Harmattan, 2008.

Nicole et Paul-Jacques CALLEBAUT, Rites et mystères au Proche-Orient, éd. Robert Laffont, 1980.

Laurent et Annie CHABRY, Politique et minorités au ProcheOrient, éd. Maisonneuve & Larose, 1984.

Mircea ELIADE, Forgerons et Alchimistes, éd. Flammarion, 1977.

Gérard GALTIER, « Le Coq, symbolisme et mythologie », revue Le Maillon, n° 89, éd. Detrad, février 2005, pp. 19-28.

Gérard GALTIER, « Réflexions à propos des métaux dans les rituels maçonniques », in Régis BLANCHET, Mystères et secrets des forgerons, éd. du Prieuré, 1996, pp. 129-136.

Henri LAOUST, Les Schismes dans l’Islam, éd. Payot, 1965.

Christian LOCHON, « Corporations et confréries d’initiés en Islam », revue L’Initiation, janvier-février-mars 1997, pp. 23- 32.

Yves MARQUET, « Sabéens et Ikhwân al-Çafâ », revue Studia Islamica, n° 24 et 25, éd. Maisonneuve & Larose, 1966. Les cahiers de l’ailleurs 14

Louis MASSIGNON, « Salmân et les prémices spirituelles de l’Islam iranien », 1934, republié in Louis MASSIGNON et Vincent-Mansour MONTEIL, Parole donnée, éd. du Seuil, 1983, pp. 98-129.

Louis MASSIGNON, « La “Futuwwa” ou “Pacte d’honneur artisanal” entre les travailleurs musulmans au Moyen Âge », 1952, republié in Louis MASSIGNON et Vincent-Mansour MONTEIL, Parole donnée, éd. du Seuil, 1983, pp. 349-374.

Alexandre POPOVIC et Gilles VEINSTEIN (dir.), Les Voies d’Allah – Les Ordres mystiques dans le monde musulman des origines à aujourd’hui, éd. Fayard, 1996.

Jean-Claude VADET, « La Futuwwa, morale professionnelle ou morale mystique », revue Études islamiques, vol. XLVI, n° 1, éd. Paul Geuthner, 1978, pp. 57-90.

 

 

L’auteur Gérard Galtier est docteur en linguistique et diplômé en histoire des religions. Il a suivi une carrière professionnelle dans différentes maisons d’édition et sociétés de presse spécialisées sur l’Afrique et le monde méditerranéen. Parallèlement, il est chargé de cours à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco, Paris). Il fait aussi des recherches sur la notion d’initiation en Europe, en Afrique et au Proche-Orient, avec des perspectives proches à la fois d’Arnold Van Gennep et de Mircea Eliade, mais tout à l’opposé des conceptions de René Guénon. Dans ce cadre, il a écrit de nombreux articles et a publié l’ouvrage Maçonnerie Égyptienne, Rose-Croix et Néo-Chevalerie.

Courriel : gerardgaltier@noos.fr

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