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Nous allons te dévorer. " C'est la phrase qu'entendit le journaliste Sami As-Sai, en février
2017, peu après son transfert dans les locaux des services de
renseignement de l'Autorité palestinienne (AP), à Jéricho. Interrogé sur ses
liens supposés avec le Hamas, Sami As-Saï a été traîné avec une corde, les
mains attachées, dans un couloir. Les policiers ont accroché la corde à une
porte avant de la pousser lentement, pour étirer les membres. Il s'est
évanoui. A son réveil, il a été frappé à la plante des pieds une vingtaine de
fois. La douleur était si forte qu'après avoir été conduit aux toilettes, il
n'était plus capable de remonter son pantalon seul.
Lors d'un autre interrogatoire, il a
été menotté dans le dos, puis suspendu ainsi au plafond. Les policiers ont
menacé de l'accuser publiquement d'adultère, de l'empêcher de revoir son fils
de 10 ans, gravement malade. Au bout de treize jours de détention, Sami
As-Sai a plaidé coupable pour " incitation au conflit sectaire " et
" blanchiment ". La peine prononcée de quinze mois fut ramenée à
trois, puis supprimée, dès lors que l'accusé accepta de payer une simple
amende. Il a donc été remis en liberté à la fin de sa garde à vue.
Cette histoire, une parmi tant
d'autres, figure dans un rapport glaçant, fouillé, implacable, publié mardi 23
octobre par l'organisation Human Rights Watch (HRW). Intitulé "
Deux autorités, une voie, zéro contestation ", ce document est le fruit
de deux ans d'enquête, de 147 entretiens avec essentiellement d'anciens
détenus, leurs proches, des avocats et des représentants de la société civile
palestinienne. Le rapport insiste sur la face sombre et méconnue de
l'Autorité palestinienne et du Hamas, engagés depuis 2007 dans une lutte
acharnée dont la politique n'est qu'un volet.
Chacun sur son territoire applique des
méthodes répressives au mépris du droit et des engagements pris, afin de
contraindre les voix critiques au silence, persécuter les militants de
l'adversaire, ou bien extorquer des aveux. Le paradoxe est le suivant : les
services de sécurité palestiniens commettent à l'égard de leurs citoyens les
mêmes abus dont ils accusent régulièrement leurs homologues israéliens. "
La torture pratiquée à la fois par l'AP et le Hamas peut constituer un crime
contre l'humanité, étant donné sa pratique systématique au cours de
nombreuses années ", note HRW. Les officiers palestiniens
placent les détenus " dans des positions douloureuses pendant de
nombreuses heures à la suite, en utilisant un mélange de techniques qui
laissent peu ou pas du tout de traces corporelles. " Appelé "
shabeh ", ce procédé de torture est le plus fréquent. Ces mêmes
méthodes ont été dénoncées dans le passé par l'ONG israélienne B'Tselem,
notamment en 1998, à propos des services de sécurité intérieure
israéliens.
A Gaza, les forces du Hamas placent
les détenus dans une pièce appelée " le bus ", où ils sont obligés
de rester debout pendant des heures voire des jours, ou bien de s'asseoir
dans une chaise d'enfant. C'est ce qui arriva par exemple à certains
manifestants en janvier 2017 qui protestaient contre la crise
énergétique aiguë. En Cisjordanie, des jeunes du camp de -Balata, à Naplouse,
connu pour son opposition à Mahmoud Abbas, ont subi un sort encore plus
violent. Zaïd – un pseudonyme – a décrit des chocs électriques de plusieurs
dizaines de secondes aux épaules. Il a aussi expliqué qu'on avait attaché une
corde à son pénis pendant huit heures environ, jusqu'à ce qu'il devienne
bleu.
" Crimes numériques "
L'engagement politique n'est pas le
seul motif possible pour ces traitements abusifs. Ils sont aussi appliqués
dans des enquêtes criminelles, par exemple pour possession de drogue, afin
d'arracher des aveux. La torture s'accompagne souvent d'autres moyens de
pression. De façon systématique, les enquêteurs exigent que leur soient
communiqués les codes secrets des téléphones portables, des comptes sur les
réseaux -sociaux. L'Autorité palestinienne prête une grande attention à
Facebook et aux autres plates-formes, en profitant d'une législation très
décriée sur les " crimes numériques ". Dans un courrier
à HRW, la Sécurité préventive de l'AP a précisé qu'elle avait détenu, en
2016 et 2017, 220 personnes pour des messages sur les réseaux sociaux,
65 étudiants et 2 journalistes. La plupart du temps, il s'agissait de
sympathisants supposés du Hamas. Pendant que les factions -palestiniennes
prétendaient œu-vrer à la réconciliation, l'espace d'expression se
rétrécissait de façon spectaculaire, à Gaza comme en Cisjordanie.
En annexe du rapport de HRW figurent
les réponses écrites des différents services palestiniens sollicités, à Gaza
et à Ramallah. Ils se surpassent en garanties de transparence et promesses
éthiques. Comme le note l'ONG, des centaines de plaintes ont été déposées ces
dernières années auprès de ces services. " Human Rights Watch ne
connaît pas le moindre cas dans -lequel un membre d'une force de sécurité
aurait été condamné pour arrestation arbitraire ou mauvais traitement de
détenu ", souligne le rapport. Dans ce contexte d'impunité, HRW en
appelle aux Etats-Unis, à l'Union européenne et aux pays européens qui
fournissent financements et assistance à ces forces de sécurité
palestiniennes. L'organisation les appelle à s'émouvoir publiquement de cette
situation et à suspendre leurs aides.
Piotr Smolar
© Le Monde
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