Razika Adnani : « Le rôle de l’Etat n’est pas de réformer l’islam, mais de protéger la laïcité »

Par Razika Adnani, Philosophe et islamologue

La philosophe et islamologue estime, dans une tribune au « Monde », que la véritable réforme de l’islam est celle qui l’interroge en tant que religion et non celle qui s’intéresse à la gestion du culte musulman en France. Il faut l’orienter vers l’avenir afin de libérer la pensée musulmane de l’emprise de l’épistémologie salafiste.

Pour expliquer le phénomène du fondamentalisme et de l’islamisme, la thèse sociologique, qui domine en France, pointe les difficultés socio-économiques qui ne favoriseraient pas l’intégration des musulmans et qui les conduiraient à se réfugier dans le salafisme et le radicalisme. Cette thèse veut expliquer une situation qui n’est pas spécifique à la France par des éléments qui lui sont spécifiques ; elle ne peut ni en présenter une explication fiable ni proposer des modalités de prévention efficaces.

L’analyse du fondamentalisme et de l’islamisme dans leur réalité globale et historique réfute cette thèse sociologique. Elle montre que ce phénomène est dû à des doctrines et à des concepts mis en place par les musulmans dès les premiers siècles de leur histoire. Ces concepts ont fini par s’imposer à partir de la fin du XIIe siècle, marquant ainsi l’islam, la manière de le comprendre et de le pratiquer.

POUR LUTTER PROFONDÉMENT ET DURABLEMENT CONTRE LE FONDAMENTALISME ET LE RADICALISME ISLAMIQUES, LE TRAVAIL DOIT SE FAIRE AVANT TOUT SUR LE TERRAIN DE L’ISLAM

Au début du XXe siècle, pour se protéger contre un Occident jugé menaçant pour l’islam et pour contrer les réformateurs modernistes, le discours fondamentaliste et salafiste dominant l’islam est devenu plus virulent. Il s’est davantage radicalisé lorsque les nouvelles technologies ont aboli les frontières culturelles et ont fait du contact avec l’autre une réalité permanente. Un sentiment de panique s’est alors emparé de lui : il a par conséquent pris une forme de combat qui lui a permis de traverser la Méditerranée et de créer ainsi le problème de l’intégration des musulmans en Occident.

Ainsi, toute procédure de lutte et de prévention œuvrant uniquement dans le domaine social n’est que du bricolage et une perte de temps. Pour lutter profondément et durablement contre le fondamentalisme et le radicalisme islamiques, le travail doit se faire avant tout sur le terrain de l’islam. Autrement dit, œuvrer à une réforme de l’islam afin de proposer aux musulmans, à partir des mêmes textes, un islam nouveau adapté à l’époque actuelle afin de mettre fin à l’écartèlement entre le présent et le passé qui pousse beaucoup vers le fondamentalisme et vers le radicalisme pour se protéger.

C’est pour cela que cette réforme est une question de responsabilité envers les musulmans eux-mêmes avant d’être une responsabilité envers les autres.

Une nécessité d’éducation des jeunes

Une véritable réforme de l’islam est celle qui l’interroge en tant que religion et non celle qui s’intéresse à la gestion du culte musulman en France. Celle qui est orientée vers l’avenir et non celle qui est tournée vers le passé. Celle qui passe inévitablement par la réhabilitation de la pensée créatrice et rationnelle.

C’est la condition nécessaire pour libérer la pensée musulmane de l’emprise de l’épistémologie salafiste pour qui la vérité n’existe que dans le passé. C’est la défaite de cette pensée créatrice et rationnelle qui a bloqué la réflexion dans le domaine de l’islam, a permis ainsi à l’islamisme de s’installer confortablement dans les esprits et a empêché les réformateurs de questionner l’islam en profondeur. Les nombreuses conditions qu’ils s’imposaient limitaient l’activité de leur pensée et donc de leur réforme.

INCULQUER AUX JEUNES LES VALEURS MODERNES ET CONTINUER DE LEUR PROPOSER UN ISLAM DONT LA VERSION REMONTE AU VIIE SIÈCLE ET DONT LE DISCOURS VA À L’ENCONTRE DE CES MÊMES VALEURS ACCENTUERA LEUR TROUBLE

Aujourd’hui encore, certains veulent cette réforme limitée. Ils appellent à une jurisprudence des minorités : cela revient à dire que la réforme ne concerne que les questions secondaires relatives aux modalités de la pratique des règles de l’islam et non les règles en elles-mêmes, et que cette réforme concerne uniquement les musulmans qui sont en situation de minorité, notamment ceux d’Occident.

Ils ne croient donc pas à une nécessité de changement réel de l’islam. L’existence humaine est arrivée à une époque qui fait que l’idée d’une réforme en France qui créerait un islam spécifique, républicain et moderne, alors que, dans les autres pays musulmans, il resterait traditionnel et archaïque, est une utopie.

Si cette réforme est avant tout un travail intellectuel qui revient aux islamologues musulmans, elle ne peut se dispenser de l’éducation, à condition qu’il vienne en complément. En absence de celle-ci, les conséquences iront à l’encontre des objectifs de cette même éducation : inculquer aux jeunes les valeurs modernes et continuer de leur proposer un islam dont la version remonte au VIIe siècle et dont le discours va à l’encontre de ces mêmes valeurs accentuera leur trouble, les poussant à se retourner contre cette même modernité.

La séparation entre politique et religieux, l’ultime solution

La réforme de l’islam n’est pas une décision politique. Le rôle de l’Etat n’est pas de réformer l’islam, mais de protéger la laïcité. La République française ne peut être forte qu’avec la consolidation de ce principe, car tout d’abord elle repose sur des valeurs : égalité, justice et liberté, qui ne peuvent se concrétiser que dans un système où l’Etat est neutre, sauf à se détourner de ces mêmes valeurs. Ensuite, parce que la France est un pays multiconfessionnel et multiculturel. Ce n’est qu’en renforçant la laïcité qu’elle peut garantir sa stabilité sociale et politique. Ce qui procurera à la France sa force et sa grandeur, c’est son expérience dans le domaine de la laïcité, expérience qui lui donnera de l’avance par rapport à beaucoup d’autres pays, car, avec le déplacement massif des populations et les moyens de transport qui rapprochent les peuples, nous vivrons de plus en plus dans des sociétés multiconfessionnelles.

La séparation entre le politique et le religieux sera alors l’ultime solution, non seulement en France, mais dans tous les pays qui aspirent à une paix politique et sociale, y compris les pays musulmans. Non seulement parce que les individus dans ces pays ne sont pas tous musulmans, mais aussi parce qu’au sein de l’islam il y a plusieurs islams qui provoquent des affrontements et des hostilités dont les musulmans doivent se passer.

La laïcité est difficile à mettre en œuvre car elle est une étape dans la maturité qu’une très grande majorité de l’humanité n’a pas encore atteint.

Razika Adnani est membre du Conseil d’orientation de la Fondation de l’islam de France et directrice fondatrice des Journées internationales de philosophie d’Alger. Son dernier ouvrage s’intitule « Islam : quel problème ? Les défis de la réforme » (UPblisher, 2017).